Littérature sous contrainte
Le projet « Littérature sous contraintes / Literature under Constraint » (LUC) se donne pour objet d’étude l’espace littéraire français des quarante dernières années, qu’il lit à la lumière de la notion de « contrainte ».2 S’il est un domaine de l’activité littéraire où cette notion prend tout son sens, c’est sans conteste celui de la traduction, « témoignage très éminent » de la « vie des œuvres » selon Walter Benjamin.3 Ainsi, ce numéro thématique de Francosphères, « Traduire, la contrainte », entend montrer que la traduction est une activité soumise à nombre de contraintes, à la fois inhérentes à la pratique même de traduire, et relatives aux conditions générales des échanges culturels internationaux.
À la faveur d’une approche multidisciplinaire se situant à la croisée des études littéraires et des sciences sociales, ce volume traite non seulement de l’histoire de la « littérature » française mais également de la « littérature » en français à l’époque moderne et contemporaine. Pareil parti pris doit se comprendre à la lumière des évolutions internes au champ littéraire français « monolingue », mais également au prisme de plusieurs espaces « plurilingues » où le français est présent et dans tous les cas inséré dans l’ensemble de relations fortement hiérarchisé que constitue le « système mondial des traductions ».4
Les enjeux de la traduction
Un texte traduit représente une langue, une culture et un lieu dans un nouvel espace linguistique, culturel et géographique.5 Traduire permet donc d’exporter une production culturelle, jouant ainsi un rôle déterminant dans le rayonnement d’une culture « source ». La traduction participe également à la construction intellectuelle d’une culture « cible », en y introduisant de nouvelles connaissances et des formes poétiques.6 Cet apport extérieur peut être reconnu et célébré ou, au contraire, caché et nié, selon une volonté « ethnocentrique » de tout ramener à sa propre culture, « à ses normes et valeurs ».7
Malgré la prolifération de textes et de données à traduire au XXIe siècle, tout n’est pas traduit, loin s’en faut. Pour qu’une production littéraire ait plus de chances d’être publiée dans une autre langue, elle doit tout d’abord acquérir suffisamment de prestige et de capital économique, dans son contexte de production. Autre « contrainte » structurelle, les importations et exportations des productions culturelles sont « imbriqué[es] dans un système de relations entre des pays, leurs cultures et leurs langues » au sein duquel « les ressources économiques, politiques et culturelles sont inégalement distribuées ».8 Ainsi, Johan Heilbron et Gisèle Sapiro ont montré qu’une production publiée dans une langue hyper-centrale (l’anglais) ou centrale (l’allemand et le français) du système mondial des traductions littéraires serait plus à même d’être traduite qu’une autre publiée dans une langue « périphérique » (comme le chinois ou l’arabe).9 Inversement, une œuvre publiée dans une langue périphérique aura besoin d’être traduite dans une langue centrale à investissement symbolique (1947-67) dont la « littérarité », pour reprendre la formule de Pascale Casanova, lui permettra d’accéder à une large reconnaissance. En témoignent les exemples d’Ismaïl Kadaré ou de Yukio Mishima dont les traductions en français ont contribué à la notoriété universelle.10
L’exportation des productions culturelles par voie de traduction peut être accompagnée et soutenue au niveau institutionnel par des instances étatiques, régionales ou transnationales. À titre d’exemple, les Instituts français implantés à l’étranger accompagnent souvent la publication des traductions des œuvres écrites à l’origine en français, et publiées en France, dans leur contexte de réception. Cette politique d’accompagnement et de soutien est toutefois relativement récente, comme le montre Marcella Frisani dans sa contribution à ce volume.11 En effet, si les médiateurs culturels et acteurs des champs littéraires respectifs jouent un rôle central dans l’accompagnement des traductions, il arrive que cette exportation soit freinée par des acteurs du champ de production, à commencer par les auteurs eux-mêmes, parfois réticents à l’idée de voir paraître leurs textes dans une langue ou dans un contexte de réception spécifique.12
En ce qui concerne le contexte de réception, l’ouverture relative d’une culture à la traduction détermine la manière dont elle sera prête à modifier ses propres normes d’expectative afin « d’accueillir » une production étrangère.13 Cette ouverture est souvent conditionnée par des facteurs idéologiques et économiques. Ainsi, la Chine, au cours de son histoire récente, s’est montrée plus ou moins réticente à publier des productions littéraires étrangères suite au raidissement de la doctrine du Parti communiste chinois.14 Pour bien d’autres raisons, les États-Unis ne publient que peu de traductions littéraires.15 Concernant la France, on peut avancer que l’autonomie précoce de son champ littéraire vis-à-vis des autres champs du pouvoir, religieux et politique notamment, lui a permis d’accueillir et de valoriser des œuvres, dont celles de James Joyce, Henry Miller ou William Burroughs, pourtant écrites en anglais mais dans des pays dont les mondes littéraires ne présentaient pas, à un moment donné, la même indépendance en regard des contraintes religieuses, morales et idéologiques. On peut aussi mentionner le cas d’écrivains ignorés plus ou moins délibérément par les instances de consécration de leurs pays, tel William Faulkner, dont le prix Nobel en 1949 a beaucoup dû à sa traduction et reconnaissance en France dès les années 1930.16
Si la traduction « consiste à trouver, dans la langue où est traduit l’original, cette visée intentionnelle qui éveille en elle l’écho de cet original »,17 cet effort n’est jamais clos une fois pour toutes. La compréhension et la restitution de cette « visée intentionnelle » peuvent varier selon les époques, l’interprétation des œuvres, la conception de ce que doit être une traduction, l’histoire éditoriale des textes ou encore la sensibilité d’un lectorat dont les goûts et les références varient historiquement et socialement. Mentionnons, à titre d’exemple, la longue trajectoire des traductions des Mille et une nuits, surdéterminée par les conditions de constitution du recueil, les pratiques de traduction en vigueur en Europe du XVIIe au XXe siècle, les régimes de censure ou au contraire l’appétit colonial du public cultivé pour des récits exotiques où la pratique de l’ajout érotique était la règle.18 Plus près de nous, André Markowicz présente régulièrement ses traductions des classiques de la littérature russe comme autant de tentatives de restituer sa vision d’auteurs comme Dostoïevski ou Boulgakov, dont les traductions jusqu’alors disponibles n’auraient pas suffisamment rendu justice à l’originalité de l’écriture, marquée par l’oralité et le refus du beau style.19 En d’autres termes, l’étude de la traduction renvoie à celle d’un écheveau de « pratiques », où l’activité du traducteur nécessite une attention particulière.
Pourtant, le traducteur est souvent le grand absent des premières de couverture et a tendance à se faire oublier. Cela est dû au fait que le « petit art » de la traduction littéraire souffre d’un manque de reconnaissance artistique, et ce malgré les efforts des théoriciens et praticiens pour le valoriser.20 Cette absence de valorisation place le traducteur dans une position d’invisibilité, avec pour conséquence, le besoin de devoir faire fondre le texte traduit dans les normes de la langue du pays récepteur - pratique que Lawrence Venuti, en reprenant le lexique de Friedrich Schleiermacher,21 a qualifié de « domestication ».22 Comme le souligne Venuti, la domestication masque l’existence même de la traduction au plan discursif, car le texte traduit adhère aux normes stylistiques de la langue cible. De fait, cela implique une homogénéisation, vivement critiquée par Gayatri Spivak, notamment, qui accuse les grandes maisons d’édition de naturaliser les tournures stylistiques, supprimant au passage les spécificités textuelles de chaque auteur, au point où la production littéraire d’une femme palestinienne se confondrait avec celle d’un homme taiwanais.23 Traduire n’est donc pas un acte neutre qui resterait à l’écart des luttes politiques et idéologiques.24
Présentation du numéro
En partie issu de deux demi-journées d’étude tenues en novembre 2018 à l’Institute of Modern Languages Research (IMLR), le dossier suivant est complété par les travaux d’une équipe de recherche de l’université City de Hong Kong. Dans la lignée des précédentes publications du projet LUC,25 il rassemble des contributions maniant les outils propres à l’analyse textuelle (stylistique et linguistique) et les apports récents des sciences sociales (inscription de la traduction littéraire dans l’ensemble des contextes sociaux que la conditionnent). Une autre particularité du projet est d’appréhender les différentes composantes de la traduction en faisant dialoguer chercheurs et praticiens : la participation d’un traducteur littéraire du français vers l’anglais (Chris Clarke) répond à cette attente.
Dans un premier temps, la question de la circulation internationale de la littérature d’expression française amène à traiter celle du bilinguisme, considérée ici au prisme de certains champs littéraires, où le français est à la fois héritage historique, legs colonial et vecteur de diffusion mondiale. Dans sa contribution, Tristan Leperlier propose une typologie des espaces et champs littéraires plurilingues. Partant du constat que la notion de « champ » telle qu’elle a été élaborée par Pierre Bourdieu concernait un cas atypique car monolingue, Leperlier commente l’importance de la question linguistique dans des aires géographiques où coexistent plusieurs langues d’écriture. Son analyse sépare d’un côté les « champs littéraires plurilingues » où l’enjeu de la langue est majeur et structurellement lié à des considérations politiques, et les « espaces littéraires plurilingues » où l’enjeu est structurel mais d’importance secondaire et tributaire de la coexistence de sous-espaces littéraires. Ainsi, il examine l’évolution des discours identitaires liés à la question linguistique, soulignant que la pratique de la traduction dans les contextes algérien et canadien est sous-tendue par des débats idéologiques liés à l’héritage colonial ainsi qu’à la définition d’une culture « nationale » dans ces deux pays.
Dans un second temps, nous resserrons la focale pour nous concentrer sur la circulation non plus de la langue française, mais du livre français dans les échanges culturels internationaux. Il s’agit d’analyser les structures de ces échanges, les instances et les agents d’intermédiation dans la circulation du livre français à l’étranger. Marcella Frisani étudie l’émergence de la traduction comme objet d’investissement des politiques publiques en France au moment où les ruptures postcoloniales et les politiques de la mondialisation libéralisent les marchés linguistiques et redéfinissent le processus d’européanisation. Elle souligne comment, à l’encontre d’une stratégie de rayonnement culturel prônant la lecture du livre en version originale « uniquement », la traduction s’est imposée comme une stratégie importante de la politique culturelle de « soft power » des pouvoirs publics français.
L’aspect politique de la traduction ressort pleinement dans la troisième contribution à ce numéro. Celle-ci évalue l’accueil critique en Chine réservée à la production dramaturgique de trois auteurs de théâtre d’expression française consacrés ; à savoir, Molière, Jean-Paul Sartre et Samuel Beckett. « Choisis » et « érigé[s] en modèle[s] » de la langue française et de la création artistique,26 ils ont tous trois connu des hauts et des bas dans l’accueil qui leur a été réservé. Liang Xiaoyan, Wang Kailun et Dominic Glynn évaluent plus particulièrement les effets de la rigidité accrue du Parti communiste chinois dans sa doctrine d’ouverture aux œuvres traduites.
Si la Chine exerce un contrôle rigide sur l’importation des œuvres étrangères, notamment par le biais d’une méthode de censure « post-publication »,27 mettant en péril la santé financière des maisons d’édition, elle a plus de mal à faire rayonner son image à l’international. Ainsi, il a fallu plus de soixante ans pour voir paraître la première traduction en langue anglaise du chef d’œuvre de Jing Yong, La Légende du chasseur d’aigles. À travers une analyse non seulement structurelle des contraintes qui pèsent sur la circulation transnationale de la littérature en traduction, mais également à la faveur d’une analyse textuelle comparative, Andrea Musumeci, Dominic Glynn et Qu Qifei examinent les stratégies adoptées par les traducteurs vers l’anglais et le français.
Enfin, la contribution finale de Chris Clarke revient sur sa pratique de traducteur littéraire et son inscription dans le champ littéraire américain. Plus particulièrement, Clarke décrit les contraintes spécifiques qu’implique la traduction d’une « littérature à contraintes », pratiquée par les membres de l’Oulipo (Raymond Queneau, Olivier Salon) ainsi que par certains adeptes du mysticisme (Soubira). Si de nombreuses études récentes sur la « condition littéraire » ont montré que celle-ci est soumise à des contraintes de tous ordres, l’article de Clarke apporte un regard personnel sur la nécessité pour un traducteur d’une littérature exigeante d’avoir des moyens d’existence, et de parfois devoir mener une « double vie ».28
Les classiques au temps de la mondialisation
Au XXIe siècle, le flux croissant de traductions a participé à l’éclosion de ce foisonnant domaine de recherche que constituent les « Translation Studies ». Ce nouveau champ d’étude interdisciplinaire a contribué en outre à bouleverser le « monolinguisme disciplinaire »29 des études linguistiques et régionales plus ancrées institutionnellement, en leur apportant de nouvelles perspectives transnationales. Ainsi, la « sphère » des « études françaises » s’est considérablement élargie ces dernières années. Désormais, elles ne se limitent plus à considérer, dans un cadre restrictif, la production littéraire et intellectuelle hexagonale. Au contraire, elles intègrent dans leur giron une « littérature monde » qui ne serait plus forcément rédigée « en français dans le texte », mais « récrite » en d’autres langues.30 Analyser la réception critique de l’œuvre de Molière en Chine est le fruit de cette ouverture disciplinaire et méthodologique. Chaque contribution à ce numéro commente, d’une certaine façon, les différentes manières de « lire les classiques au temps de la mondialisation ».31 En cela, ce dossier retraduit dans de nouveaux domaines d’étude la pensée critique du regretté Alain Viala, lui rendant ainsi hommage.